LES YEUX OUVERTS

Le grand défi d’Aliyev

26 novembre 2020

Emin Milli

En assurant la coexistence pacifique entre les Arméniens et les Azerbaïdjanais au Karabakh, le président Aliyev pourrait ouvrir son pays à plus de liberté. Mais peut-on lui faire confiance ? 

La semaine dernière, un accord de paix a été signé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, bien que des accusations mutuelles de nettoyage ethnique aient occupé les colonnes des journaux depuis le début du conflit. Le président azerbaïdjanais Aliyev, pour sa part, a prêché la coexistence pacifique. Évidemment, étant donné les nombreuses questions que ses compétences démocratiques soulèvent, beaucoup doutent de sa position. Je peux le comprendre. En 2009, j’ai été emprisonné pendant plus de deux ans pour “hooliganisme”, alors que je croyais simplement aider un ami pris dans une mauvaise farce… ٭

Il est donc clair que j’ai de profonds désaccords Aliyev et son administration. Pourtant, sur la question du Karabakh et de la réaffirmation de la souveraineté de l’Azerbaïdjan – conformément au droit international – je me retrouve pour une fois dans son camp. Et je ne suis pas le seul. Il en va de même pour les partis d’opposition, la société civile et même la population dans son ensemble. 

Soyons clairs : les Azerbaïdjanais ne veulent pas de représailles contre les Arméniens du Karabakh. Et très sincèrement, je ne pense pas qu’il y en aura. 

La manière dont les gouvernements traitent les dissidents politiques n’est pas forcément celle dont ils traitent les minorités. L’absence de droits civils et la persécution systématique sur la base de l’ethnicité et de la religion ne doivent et ne devraient jamais être envisagées. Malheureusement, ces deux notions existent et certains régimes arrivent même à tirer une ligne de démarcation entre elles. C’est le cas de l’Azerbaïdjan moderne. Tous les habitants- qu’ils soient musulmans, juifs ou chrétiens – y sont égaux en droits et en dignité. Y compris les 30.000 Arméniens qui habitent dans les régions azerbaïdjanaises situées en dehors du Karabakh. Il ne s’agit pas de démocratie, mais de coexistence pacifique. Cette dernière n’est nullement subordonnée à la première. L’histoire récente nous a, hélas, fourni de nombreux exemples où les démocraties n’ont pas réussi à empêcher le nettoyage ethnique.

Aujourd’hui, le président Aliyev souhaite, comme le peuple, la possibilité d’accorder le droit au retour à 700.000 réfugiés de la guerre précédente. Il n’y a aucune raison que cela se fasse aux dépens des Arméniens qui vivent dans la région depuis des générations. Si cette position était motivée par des impulsions plus néfastes, le cessez-le-feu de la semaine dernière n’aurait pas eu lieu alors que l’armée azerbaïdjanaise prenait l’ascendant. La communauté internationale semble même considérer que les territoires revendiqués par l’Azerbaïdjan auraient pu être récupérés avec une relative facilitée. Au lieu de cela, la paix a été convenue. 

De plus, cet accord diffère nettement des trois cessez-le-feu précédents. Cette fois, des soldats russes seront présents sur le terrain pour assurer que l’accord de paix soit respecté. Ils seront déployés dans les zones de conflit, ainsi que dans le couloir vital qui relie le Haut-Karabakh à l’Arménie. Le fait d’accepter la présence de soldats de la paix, russes de surcroit (la Russie était le principal soutien de l’Arménie dans le conflit), a constitué un compromis substantiel. Étant donné que de nombreux milieux de la société azerbaïdjanaise poussaient à une plus grande libération, cette décision n’a pas dû être prise à la légère. A moins, bien sûr, que la coexistence pacifique n’ait pas été recherchée. 

Il est essentiel que les populations d’origine arménienne soient rassurées par la présence russe pendant cinq ans, ce qui donne à Bakou du temps pour restaurer un sentiment de confiance. Dans le scénario prévu, le risque d’un afflux de réfugiés arméniens du Karabakh, envisagé par certains, a diminué. Ils n’ont plus besoin de penser à leur sécurité immédiate puisque, maintenant, le gouvernement azerbaïdjanais est censé leur assurer un avenir au sein de la nation.

Cependant, cette confiance sera difficile à établir. Non seulement avec les dirigeants, mais aussi avec la société dans son ensemble. Pour les Arméniens comme pour les Azerbaïdjanais, l’autre a trop longtemps été l’ennemi. Nous devons maintenant entamer le complexe processus de démystification de l’autre. Nous devons nous voir comme des êtres humains, dialoguer ensemble et évoquer des compromis. La société civile jouera un rôle primordial dans cette évolution. Une plate-forme connectant la société civile des deux communautés pourrait, par exemple, être créée. Dans ce cadre, les principales organisations européennes et américaines pourraient être invitées à proposer des mécanismes alternatifs pour un rapprochement plus large. Quelle que soit leur forme, les projets de ce type doivent s’inscrire dans un programme intense de vérité et de réconciliation profondes. Sans cela, la méfiance mutuelle risquera toujours de s’envenimer. 

Une fois la stabilité de l’accord de paix en place, la tâche de reconstruction doit commencer. Pendant trente ans, le Karabakh a été freiné par le conflit et l’isolement international. On peut supposer que les largesses de l’État azerbaïdjanais vont maintenant y être mises à profit. Malgré un déficit dans certaines libertés, le gouvernement a fait ses preuves en matière de développement, de programmes sociaux et d’infrastructures à grande échelle ; son PIB par habitant, couplé à son coefficient GINI, par rapport aux années 1990, le confirme. Mais si cette injection économique offre des opportunités à tous au Karabakh, elle permettra également de graisser les rouages de la réconciliation. 

La coexistence pacifique entre les Arméniens et les Azerbaïdjanais au Karabakh a toujours été possible. Il suffit de regarder avant la guerre des années 1990 pour en avoir la preuve. Il est clair que le peuple fait confiance au président Aliyev pour tenir sa promesse de libération et de coexistence pacifique. Le reste du monde devrait-il en faire autant ?

Pour ma part, je jugerai sur les faits.

٭ Le 8 juillet 2009, Emin Milli et le bloggeur Adnan Hajizade ont été agressés et sévèrement battus par deux hommes dans un restaurant du centre-ville de Bakou. Milli et Hajizada ont porté plainte pour cette agression, mais la police les a arrêtés et a ouvert une procédure pénale contre eux. Ils ont été jugés coupables de «hooliganisme».

https://www.atlantico.fr/article/decryptage/le-grand-defi-d-aliyev